BIZARRERIE OCULAIRE

Jamais personne n’avait prêté attention à ce trait, pourtant unique. Lui-même l’avait ignoré jusqu’à ce jour où son destin se décidait.

Lui, le fils d’Ali, est élu maire de la ville de Paris depuis quelques jours ; après une campagne épuisante, il reçoit aujourd’hui la Légion d’Honneur dans les salons de l’Hôtel de Ville, sous les éclats des verreries et dans les dorures du mobilier. Il est accueilli par le maître des cérémonies ; il l’a déjà rencontré pour la préparation de cette remise, et pourtant celui-ci le regarde intensément, comme intrigué. Il salue, à droite, à gauche, les membres du personnel administratif sans vraiment accorder de l’attention à leur expression. S’il l’avait fait, il aurait lu dans leurs yeux des interrogations. Il s’approche maintenant des deux chevalets qui supportent l’un la médaille, l’autre l’écharpe tricolore dont on va le ceindre. Il s’immobilise. Il sent ces étranges picotements dans les yeux qui, depuis l’enfance, l’obligent souvent à baisser las paupières. Cela lui arrive toujours quand il rencontre de nouvelles personnes, quand il est troublé, lors d’une épreuve d’examen ou lors d’un premier échange amoureux ou amical, quand il ment ou biaise. Non, il va résister ! Personne ne doit surprendre ce clignement ! D’ailleurs il a toujours su le dissimuler.

Certes, mais aujourd’hui, maintenant, là, à quelques mètres de lui, un regard se saisit du sien. Et que voit-il ? Les yeux de cet homme s’éclairent différemment. Dans l’un, à la pupille sombre, de l’agression ; dans l’autre, une lueur douce, quelque chose d’avenant. Tout d’un coup, il comprend, il sait, lui aussi regarde ainsi : d’un œil, il toise, écrase, violente ; de l’autre, il amadoue, caresse. Le plus souvent, il baisse les paupières parce qu’un picotement l’avertit que ses yeux se dissocient. Oui, il lit dans les yeux de cet ancien étudiant de l’ENA, l’affection et la haine, l’admiration et la jalousie ; et l’autre lit au même instant les mêmes sentiments.

Il a toujours su que ce garçon lui barrerait un jour la route. C’est peut-être le moment.