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PRISONNIER VOLONTAIRE

23 Mars 2017 , Rédigé par Bernard T. Publié dans #Vie d'Atelier

J'étais en résidence surveillée en Toscane depuis une dizaine d'années. Je n'étais pas le seul, je crois que quelques uns de mes amis écrivains, tel Curzio Malaparte en 1934 et Primo Levi plus tard subissaient également cette espèce de châtiment.

On m'avait attribué d'abord un logement provisoire, puis au fur et à mesure que grandissait mon ennui, j'avais établi des plans plus ambitieux et me faisait livrer progressivement les matériaux manquants. J'avais même débauché quelques ouvriers d'un chantier voisin qui, pour quelques lires, contribuaient à la construction de mon logement en suivant mon cahier des charges assez exigeant.

Je n'avais pas de gros besoins, mais au fil des années, le quadrilatère rectangle de 120 m2 attribué ne possédait aucune cloison et j'avais pu dessiner des plans qui me satisfaisaient. Les ouvriers en montaient les murs de briques qui seraient ensuite plâtrés selon mes directives.

L'entrée donnait dans un couloir qui partageait en étoile les différentes pièces de vie. D'abord les toilettes, suivies d'une salle de bain avec douche à l'italienne. Au mur de cette minuscule cellule d'environ dix m2, je serrais mes potions, mes médicaments, mon nécessaire de rasage, mes serviettes dans un meuble simple à étagères car pour moi, la toilette était importante, je voulais conserver un corps sain tout au long de ma présence en ces lieux.

La petite cuisine qui possédait le strict nécessaire était établie au nord, bientôt prolongée par un cellier puis une buanderie. Passée la porte-fenêtre de la cuisine, j'avais ajouté à l'extérieur un barbecue sommaire sur lequel je faisais griller légumes et poissons, sans trop de graisse, et que je mangeais avec les doigts, me brûlant souvent, car j'avais toujours détesté faire la vaisselle.

Ma chambre d'environ vingt mètres carrés, aux murs peints en noir et aux rideaux cendre qui occultaient totalement les rayons du soleil matinal, était au sud, elle contenait un lit large, un dressing et même une porte-fenêtre afin de descendre dans le jardin au saut du lit, pour faire mes exercices sur une petite terrasse en bois composite. De ce côté de la maison, il n'y avait aucun vis-à-vis, l'endroit étant situé à l'extérieur de la ville, je pouvais me livrer à toutes sortes de mouvements complètement nu, en face d'un paysage de vallons boisés.

C'est au salon que j'avais accordé le plus d'espace, il mesurait en effet dix mètres de long sur environ cinq mètres de large et était orienté au sud-ouest afin de bénéficier jusqu'au soir de la rougeoyante lueur du couchant qui nimbait de vermeil et d'incarnat les cimes des arbres.

Deux larges baies vitrées dont je pouvais diminuer la lumière à l'aide de stores vénitiens occupaient le mur sud. C'était là que je lisais et écrivais sur une table en bois brut. Le mur opposé recevait une bibliothèque sur mesure, dont les joues montées en carreaux de plâtre accueillaient quelques étagères en bois de cèdre que j'aimais particulièrement nettoyer à la cire pour conserver mes livres dans une nappe de parfum. De ci de là de petits bouquets de plantes sèches comme le camphre et la lavande protégeaient mes ouvrages les plus précieux des incursions d'insectes parfois un peu trop curieux. J'avais aussi réussi à me procurer par de menus bakchichs auprès de mes ouvriers quelques bougies à la citronnelle que j'allumais parcimonieusement, les soirs d'été parfois pour chasser les moustiques. Enfin le mur nord-ouest était meublé de ma chaîne hi-fi, mes disques ainsi que quelques films pour les longues soirées d'hiver, j'utilisais en effet un écran sur la largeur de ce mur pour regarder de temps en temps un film d'actualités, bobines qui me parvenaient grâce à quelques amis, histoire de me tenir au courant sur l'évolution d'une société que j'avais fréquentée.

Une terrasse couverte abritait la chaise longue d'où j'aimais rêver jusqu'à la tombée de la nuit et contempler les étoiles, cherchant la grande Ourse que j'avais du mal à distinguer de la petite. Elle était une partie de mon signe astral, du moins en étais-je depuis longtemps persuadé car dans ma famille, on aimait me rappeler que mon prénom allemand Bernhardt était issu de "Bär = ours" et de "hardt" ou "nhardt" signifiant rusé; je n'avais jamais vérifié l'authenticité de cette assertion, préférant rester dans l'ombre rassurante de mon totem. En effet mon caractère d'ours supplantait le qualificatif dont on l'affublait.

Grâce à la complicité de mes ouvriers, je m'étais procuré quelques graines et plantes pour mon petit potager devant la cuisine, quelques tomates, poivrons, thym, sauge, romarin y poussaient en liberté. Je n'avais pas été jusqu'à la plantation d'arbres fruitiers, ils nécessitaient trop de soins mais je reconnais qu'un figuier au beau milieu de la friche qui jouxtait la maison aurait apporté son lot de plaisir...
Deux fois par semaine, passaient le brigadier et ses acolytes, ils venaient me faire signer un registre et c'était à eux que je devais m'adresser pour obtenir une permission afin de visiter ma famille. Mais ils m'accordaient assez peu ce privilège car, quoique je fusse une personnalité dans le domaine de l'édition, ils me soupçonnaient toujours un peu de me livrer à des tâches occultes comme la participation à une manifestation, l'impression de tracts, ou l'écriture de pamphlets anti-gouvernementaux.

J'avais abandonné ces occupations dangereuses depuis longtemps, mais le régime fasciste continuait à me tenir à l'œil. Aussi j'écrivais surtout des mémoires, des fictions, des nouvelles qui narraient des aventures imaginaires lors de mes voyages en grande Grèce ou autour de la Méditerranée. La censure particulièrement sévère me rendait des manuscrits tout surlignés de rouge que mon éditeur acceptait à contrecœur. Et donc je vivotais en patientant et en appelant de mes vœux le jour béni où les américains viendraient me délivrer, chose qui ne tarderait pas, j'avais appris par des rumeurs qu'ils allaient peut-être débarquer en Sicile....

Bientôt finirait ma mise à l'écart que je voyais venir avec quelque souci. J'avais tellement pris l'habitude d'éviter les désordres du monde que je m'étais moulé dans une ascèse finalement désirée où j'étais heureux sans trop me l'avouer.

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beau blog. un plaisir de venir flâner sur vos pages. une découverte et un enchantement. N'hésitez pas à venir visiter mon blog. au plaisir
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