OUI OU NON ?

Il avait beaucoup d'amis et des deux sexes ! Pourtant le joindre était un exploit car il ne répondait pas aux sms ou aux mails, il fallait l'attraper et le surprendre. On tombait le plus souvent sur son répondeur avec une formule énigmatique qui le caractérisait bien : « désolé de vous manquer, je suis ailleurs mais je vous écoute : bienvenue à vos paroles ». Quel était le sens de ce « manquer » ?

Quand nous, ses amis les plus proches, parlions de lui, personne ne l'avait revu depuis une éternité, et nous nous interrogions ensemble sur ce qu'il faisait, comment allait son travail, où il avait décidé de passer ses prochaines vacances... Avait-il une double vie ? cela ne lui ressemblait pas. Plus le temps passait plus les souvenirs évoqués devenaient évanescents. Etait-il encore en vie, nous commencions sérieusement à en douter ! Un jour nous nous réunîmes pour comprendre ce qui se passait, il avait complètement disparu de nos écrans-radars...

Comment nous y prendre et lui dire qu'il nous manquait, selon sa propre formule, et cela malgré son incapacité à dire oui ou non, ou plutôt en raison de son invalidante habitude ? Par peur de dire non à l'un ou à l'autre, une gentillesse innée, il disait oui à tous, et se trouvait embarqué dans des situations inextricables comme une soirée au cinéma combinée à une autre de backgammon et un weekend à Deauville. C'était au fond un personnage tout droit sorti des films de Rohmer, encombré de scrupules et dans la crainte de faire de la peine, un hésitant perpétuel ! Son visage toujours souriant, mais aussi accablé, sa démarche longue et dégingandée, bouleversaient les midinettes toujours volontaires pour jouer le rôle de consolatrices.

Le plan que nous échafaudâmes consista à sonner, tous ensemble, à sa porte un samedi matin, avant qu'il ne s'évanouisse on ne savait où. Nous nous y reprîmes à trois fois avant de le trouver seul chez lui. Son visage s'éclaira quand il nous découvrit tous, sur le pas de la porte. Mais il resta mutique à toutes nos questions et nous ne sûmes pas s'il approuvait ou non notre initiative : son sourire faisait opter pour un oui, mais un oui qui restait indéterminé et qui tendait étrangement vers le non.