LETTRE A UNE AMIE

Chère Berthe,

Encore une fois vous demandez mon avis sur une de vos œuvres.

Il m’est agréable d’être ainsi considérée, et surtout j’apprécie que vous ne vous contentiez pas, comme il sied à la plupart des peintres, des avis masculins.

Cependant rien ne me pèse plus que de commenter la peinture. Mettre des mots sur ce qu’un autre a peint me semble toujours un glissement vers un registre différent.

Des émotions me viennent ici plus que des phrases, la peinture laisse au regard de chacun la liberté de la continuer. Vous savez comme j’aime l’écriture, eh bien oui j’aime aussi la peinture, en particulier la vôtre, mais ce sont deux modes d’expression tellement différents …

Laissez-moi vous livrer plutôt mes premières pensées à la vue de votre tableau :

Quelle audace ma chère Berthe, vous irez loin, je suis si fière de vous ! Oser mettre l’homme derrière la fenêtre et laisser les femmes se promener librement. Je ne sais par quelle alchimie vous réussissez à rendre l’air léger autour d’elles. L’homme semble attendre, mais vous voyez je m’égare. Demain en regardant de nouveau ce tableau je penserai qu’il regarde au loin un bateau ensablé, ou qu’il est peut-être le père de la fillette accompagnée de sa gouvernante.

Je peux même imaginer que vous avez fait poser votre bon Eugène, il le ferait, il vous aime tant !

Comme je vous envie d’être ainsi adulée, pour moi la vie pourrait bien rester solitaire…

Je n’ai pas votre aisance ni votre liberté : prendre époux signifierait sans doute abandonner tout projet de littérature. Je connais vos idées avancées, elles participent de mon admiration pour vous. Vous ne serez donc pas choquée de lire que je ne voudrais pas d’enfant, ce serait la fin de tous mes espoirs. Quand je l’annonce à un prétendant, j’ai droit à un regard hermétique et un silence éloquent. Bah, je saurai bien me passer d’homme, il me suffit d’avoir de bonnes amies comme vous et de savourer votre agréable compagnie.

D’ici la fin de l’été je vous enverrai une copie de mon manuscrit et ce sera votre tour de me donner votre avis !

En attendant j’adore cet  « homme à la fenêtre » et je vous embrasse bien affectueusement !

                                                                                                                                         Votre  Edma.